Les Alliés se déchargent sur le CICR de leurs responsabilités envers les derniers survivants. 1944-1945 

Pendant la dernière année de la guerre ils multiplient les appels mais continuent à refuser toute aide alimentaire ou financière nécessaire au CICR. Les déclarations des acteurs de l’époque sont édifiantes.

Dans le journal de Goebbels daté du 5 mars 1945 on peut lire : « Le Führer s’élève vivement contre l’idée de secourir les prisonniers de guerre anglo-saxons, qui ont été transférés de l’Est vers les environs de Berlin. Il s’agit d’environ 78 000 hommes, dont on ne peut plus prendre soin et qui sont victimes de poux et souvent de dysenterie.[61] Dans les conditions du moment, on ne peut leur venir en aide. Peut-être serait-il possible de mettre la Croix-Rouge de Genève dans le coup pour leur procurer à nouveau des éléments sommaires d’existence ».[62] Hitler abandonne les prisonniers de guerre, malgré les Conventions de Genève qu’il a jusqu’à présent respectées dans l’ensemble. Pour Goebbels la seule solution possible est de faire appel au CICR.

Le 23 février 1945, le War Refugee Board (WRB) mis en place par Roosevelt en janvier 1944 pour se porter au secours des réfugiés et des détenus civils, s’avoue impuissant : « La Croix-Rouge internationale est notre seul moyen de contact direct avec les camps. C’est de Suisse que les opérations peuvent être le mieux dirigées ».[63]  Les Allemands comme les Alliés déclarent forfait. Ils se sont défaussés de leurs responsabilités et s’en remettent à la Croix-Rouge. Le CICR, une organisation non gouvernementale (ONG) comme on l’appellerait aujourd’hui, est seule en première ligne et tous les secours reposent sur ses épaules. Il lui est demandé de prendre en charge les prisonniers de guerre alliés, de ravitailler les détenus des camps de concentration, d’empêcher que les uns comme les autres ne soient exécutés, de secourir et de protéger les prisonniers lancés sur les routes du Reich. Pour répondre, même très partiellement aux attentes des Alliés et des Allemands, il faut au CICR un financement important, des approvisionnements massifs et des moyens de transport lourds et sécurisés ainsi que l’accès aux camps de concentration.

Dès le début 1944 ces besoins impératifs sont reconnus. Le Congrès juif mondial demande au WRB un soutien massif pour le CICR. « Des navires pour transporter des approvisionnements vers les camps d’internement… un assouplissement du blocus allié des colis d’alimentation vers les camps de travail, des fonds pour le CICR ».[64] Anthony Eden, le ministre des Affaires étrangères britanniques, se préoccupe avant tout du sort des prisonniers de guerre. Il écrit le 21 août 1944 qu’il compte beaucoup sur la Suisse pour empêcher que l’Allemagne prise de folie furieuse avant la défaite totale ne laisse mourir de faim ou n’extermine les prisonniers de guerre britanniques ou américains.[65] La même angoisse étreint Nahum Goldmann, un des dirigeants du Congrès juif mondial. Au cours d’une conférence de presse le 24 mars 1944 il exprime sa crainte de voir « pendant la période qui précédera l’écroulement de l’Allemagne se tenir le chapitre le pire de cette tragédie. Les nazis en retraite essaieront d’exterminer les Juifs avant de se replier ».[66]  Il demande au CICR d’intervenir.

Le CICR est pleinement conscient de l’imminence d’un désastre. Une note du 30 juin 1944 du siège genevois du CICR à sa délégation à Washington montre que malgré l’existence du WRB rien n’a changé et  le blocus reste en place. « Le CICR a déjà souligné la nécessité de recevoir des envois de vivres des pays d’outre-mer pour pouvoir entreprendre une action de secours générale dans les camps de concentration… Or les autorités américaines n’ont toujours pas fait connaître leur attitude à cet égard …. » Et le CICR d’ajouter « qu’il désire connaître d’urgence la décision du War Refugee Board ».[67] Les approvisionnements n’arriveront en quantités appréciables que bien tardivement, à la fin de l’année.[68] Il ne faut pas s’en étonner. Eden  demande au CICR de se préoccuper du sort des prisonniers de guerre, mais il s’en tient à une application ferme de l’embargo sur les transferts de devises destinées à financer les opérations de sauvetage. Dans une note du 10 mars 1944 il écrit : « si nous donnons notre accord pour que des sommes soient remises au CICR, nous risquons de nous engager dans le relâchement de notre blocus financier et cela pourrait devenir un avantage réel pour l’ennemi ».[69] Cet avantage potentiel serait resté bien mince, compte tenu des sommes relativement modestes en question. La politique alliée qui demande au CICR de ravitailler les détenus civils des camps de concentration, mais lui refuse toute aide, n’est pas raisonnable et n’a que trop duré.[70]

Le général Eisenhower aurait pu intervenir. Il est catastrophé de la sauvagerie et de la bestialité des nazis telles qu’il les a découvertes à la libération des camps de concentration. Il n’ignore pas où se trouvent les principaux centres, et pourtant il refuse d’ordonner des missions spéciales pour libérer ces camps en priorité.[71] Des opérations pourtant plus faciles à organiser et moins risquées que celles de bombarder Auschwitz au cours de l’été 1944 pour détruire les chambres à gaz et les fours crématoires.[72] On peut toutefois se poser la question de savoir si l’envoi quelques semaines avant leur libération de parachutistes sur Dachau ou Bergen-Belsen aurait permis d’épargner des vies. Certains historiens suggèrent que de telles interventions auraient « pu sauver des dizaines, peut-être des centaines de milliers de vies ».[73] Une hypothèse hasardeuse sans le moindre début de certitude.

En agissant ainsi Eisenhower s’est conformé à la politique que les Alliés ont toujours poursuivie du « sauvetage par la victoire ». Une politique bien résumée par le ministre des Affaires étrangères américain Cordell Hull. Pour lui, non seulement un sauvetage est irréaliste, mais il risque de freiner l’effort de guerre et il devient donc condamnable. Il martelle cette position à l’Emergency Conference to save the Jews of Europe en juillet 1943 : « Vous admettrez qu’aucune mesure n’est acceptable si son but n’est pas la destruction de la tyrannie nazie ; et la seule réponse complète, c’est la défaite de Hitler et la destruction du système nazi. »[74]  Soit, mais puisque les Alliés demandent au CICR d’intervenir, alors ils doivent tout faire pour l’aider à accomplir la tâche qu’ils lui ont confiée. Ce n’a pas été le cas. Malgré cette carence coupable, le CICR de Genève et la Croix-Rouge de Suède ont obtenu quelques résultats. Ils auraient certainement été très supérieurs s’ils avaient bénéficié d’un puissant soutien logistique des Alliés.

Pratiquement seuls, avec une capacité d’intervention beaucoup trop faible, la Croix-Rouge suédoise et le CICR ont secouru des détenus civils, sur les routes, en les évacuant vers des pays neutres, en prenant la direction des camps avant leur libération.

Copyright Marc-André Charguéraud. Genève. 2021. Reproduction autorisée sous réserve de mention de la source

Les Lois de Nuremberg, une interprétation divergente de leurs conséquences.. 1935

Pour les uns, ces lois fixent un cadre légal dans lequel la communauté juive peut survivre. Pour d’autres il s’agit de rendre la vie impossible et de forcer les Juifs à émigrer. Quant au commentaire des Britanniques il est droit dans la ligne de la politique d’apaisement prônée par Londres.

Deux lois : celle sur la « Citoyenneté Allemande » fait des Juifs des citoyens de seconde classe en créant la position plus élevée de Citoyens du Reich (Reichsbürger), qui seuls ont les droits politiques, dont le plus important est le droit de vote. Quinze jours plus tard une loi confirme cette exclusion en révoquant tous les fonctionnaires juifs. La seconde loi « pour la protection du sang allemand et de l’honneur allemand » a pour objet principal d’interdire tout mariage et toutes relations sexuelles entre les personnes de sang allemand et les autres. Ces autres, ce sont les Juifs.

Dans son adresse au Reichstag du 15 septembre 1935, Hitler justifie « cette réglementation légale du problème juif comme étant le seul moyen d’éviter des débordements spontanés et des actions défensives d’une population excédée. Il faut créer une base sur laquelle les Allemands puissent trouver tolérables leurs relations avec les Juifs »[46]. Il ajoute que « La loi pour la protection du sang et de l’honneur allemand a pour objet de trouver par une voie légale une solution à un problème essentiel (le problème juif). »[47]

De nombreux historiens remarquent que les Juifs ont été dans une certaine mesure rassurés. « Les lois de Nuremberg sont considérées par certaines communautés juives comme une étape importante vers le statut social des Juifs. Elles ne contiennent rien mettant en cause la situation économique des Juifs. »[48] « Une fois de plus, beaucoup de Juifs et de non juifs se sentirent rassurés de voir que la question juive semblait avoir trouvé une solution légale, qui permettrait à l’avenir d’éviter des explosions incontrôlées et l’antisémitisme. »[49]  « Pour beaucoup de Juifs allemands, maintenant que leur statut est normalisé, la situation devrait se stabiliser et s’améliorer. »[50]  Hannah Arendt consacre deux pages de commentaires pour montrer que les lois de Nuremberg sont perçues par la communauté juive comme positives puisqu’elles donnent aux Juifs la possibilité de vivre en Allemagne.[51]

Une déclaration de la Reichsvertretung, l’organisation faîtière juive en Allemagne, du 25 septembre 1935, explique ces attitudes et montre bien dans quel esprit elle juge ces lois. « Les lois adoptées à Nuremberg ont affecté les Juifs d’Allemagne de la manière la plus sévère. Néanmoins, elles ont créé une base tolérable sur laquelle peut être bâtie une relation acceptable entre les Allemands et les personnes juives. La Représentation dans le Reich des Juifs Allemands (Reichsvertretung der Juden in Deutschland) est prête à contribuer dans ce sens avec toute son énergie. Un préalable pour une relation tolérable, c’est l’espoir que les Juifs et les communautés juives d’Allemagne pourront disposer de moyens moraux et économiques pour vivre, et que les diffamations et les boycotts seront arrêtés. »[52] Comme les Juifs n’ont d’autre choix que de subir ces nouvelles lois, ils cherchent à en tirer le meilleur parti. C’est la seule voie possible. Elle correspond à la tradition juive.

L’historien David Bankier estime que «la grande majorité de la population  (allemande) a approuvé les lois de Nuremberg parce qu’elles correspondaient à la politique raciale et parce qu’elles créaient un contexte permanent de discrimination qui mettrait un terme au règne de terreur et établirait des limites précises aux activités antisémites.»[53]  

A l’étranger, si chacune des mesures prises est sévèrement critiquée, une partie de la presse pense, comme le Catholic Times anglais du 13 septembre 1935, que « même du point de vue allemand, il serait infiniment mieux d’en arriver à un compromis avec les dirigeants juifs, un compromis qui définirait les droits et devoirs sur lesquels les parties se seraient mises d’accord et qui les engagerait. De cette façon les deux races pourraient enfin vivre côte à côte en paix, sans ces persécutions constantes et cette animosité… »[54] Arrivez à un accord pour mettre fin à cette querelle, demande-t-on aux Juifs allemands, comme s’il s’agissait d’un dialogue pour régler des torts partagés ! Méconnaissance de la situation sur place ou lassitude à l’égard d’un problème qui refait continuellement surface et pour lequel aucune solution n’est en vue ?

Le Times de Londres, daté du 8 novembre 1935, est plus réaliste : « Les lois de Nuremberg, en l’absence de tout décret d’application, sont utilisées pour justifier toutes sortes d’indignités et de persécutions, pas seulement par des individus mais également par les autorités officielles (…). Les possibilités qu’offrent les nouvelles lois sont sans limites (…). N’importe quelle personne peut accuser son ennemi ou son concurrent d’avoir été vu en compagnie d’une femme aryenne. »  Et l’article de conclure que pour les Juifs d’Allemagne, il n’y a plus aucun espoir… [55]

En décembre 1935, sir Eric Phipps, consul général d’Angleterre à Munich, écrivait au Foreign Office : « La situation des Juifs est en train de devenir si désespérée qu’il apparaît chaque jour de façon plus évidente (…), que la politique nazie actuelle menace la population juive du Reich d’extermination. »  Phipps exclut toutefois qu’il faille redouter un exode catastrophique des Juifs et ceci pour des motifs purement pratiques… Le petit nombre de Juifs qui possèdent encore quelques capitaux sont empêchés de les prendre avec eux. Il en résulte que si les fonds ne sont pas trouvés à l’étranger pour financer cette émigration, la grande majorité des Juifs allemands ne peut que rester là où ils sont. Phipps, malgré sa clairvoyance, n’en conclut pas moins par un argument qui reviendra souvent dans les réflexions des responsables des pays démocratiques : « Si une aide financière venait de l’étranger, et qu’elle soit suffisamment importante pour permettre à une grande partie de la communauté juive de partir, le gouvernement allemand aurait encore moins de raisons de faire une vie tolérable aux Juifs qui resteraient. »[56] Une raison fallacieuse pour ne rien entreprendre.

Mais en Angleterre Phipps n’était pas le seul à entrevoir la réalité. Au début d’octobre 1935, deux diplomates anglais rencontrent des hauts fonctionnaires du ministère de l’économie allemande. A leur retour ils notent dans leur rapport que « la politique allemande est de toute évidence d’éliminer les Juifs de la société allemande et que pour les nazis tous les moyens seront bons. »[57]  De son côté l’ambassadeur William Dodd écrit au State Department à Washington le 26 septembre 1935 que les choses deviennent pire pour les Juifs et que «la tendance est à des mesures plus sévères », afin d’assurer «une séparation des Juifs de la communauté allemande.»[58]  

Les propos de James McDonald, Haut Commissaire aux réfugiés venant d’Allemagne, dans sa lettre de démission du 27 décembre 1935, sont tout aussi alarmants : « Le programme du gouvernement allemand est conçu pour réduire les non-aryens à la misère en supprimant leur emploi (…) de façon à rendre leur existence intenable et qu’ils deviennent des hôtes indésirables du peuple allemand. Ce programme est conçu pour que ces importuns soient forcés de fuir l’Allemagne. C’est le but ultime du gouvernement national-socialiste, tel qu’il a été mis en route et tel qu’il ressort des déclarations de ses dirigeants », et il ajoute : «Si la pression actuelle ne s’allège pas, il est inconcevable que ceux qui peuvent fuir restent en Allemagne.»[59] Le Foreign Office déclare que la lettre de McDonald  «est irréfléchie, desservant les intérêts réels des Juifs d’Allemagne et manifestement inspirée par le sionisme.»

Le gouvernement britannique veut avant tout éviter de critiquer ou de heurter le régime de Berlin. Il aurait tendance à s’aligner sur l’éditorial des Evening News du 28 octobre 1935 : « Personne dans ce pays ne prétend que la liberté civile ou que la liberté religieuse règnent en Allemagne. Quelques-uns déplorent ce que le régime nazi a fait, particulièrement en ce qui concerne le traitement des Juifs et de certains autres groupes religieux. Mais ne se passe-t-il pas des choses déplorables dans d’autres pays ? Le régime nazi n’est-il pas arrivé au pouvoir avec une des révolutions les moins sanglantes de l’histoire ?»[60]   Bref, l’on pourrait conclure en fin de lecture : « De quoi se plaint-on ! »

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La Grande-Bretagne en guerre adopte une politique radicale pour les réfugiés du Reich. 1939-1940

Elle ferme ses frontières aux nouveaux réfugiés et interne tous les citoyens du Reich présents dans le pays. Fallait-il pour justifier cette politique ajouter des propos antisémites ?

Le gouvernement de Sa Majesté «ne peut plus collaborer à la solution du problème des réfugiés ». Un pays en guerre avec l’Allemagne « ne peut assister de quelque façon que ce soit l’exode de nationaux ennemis de territoires sous contrôle ennemi », pas plus qu’il ne peut s’intéresser aux Polonais devenus apatrides du fait de l’écroulement de leur pays. C’est en ces termes qu’Anthony Eden, ministre des Dominions britanniques, s’adressa à Washington à la suite de la convocation pour le 2 octobre 1939 d’une réunion du Comité Intergouvernemental pour les Réfugiés.[33] Dès le 3 septembre 1939, au moment de l’ouverture des hostilités, tous les visas anglais octroyés aux ressortissants des pays ennemis avaient été invalidés. Désormais, aucun réfugié en provenance des territoires occupés ne pouvait entrer en Grande-Bretagne.[34] Il y eut quelques exceptions, mais elles ne concernèrent que rarement les Juifs, l’administration anglaise étant dans l’ensemble hostile à leur arrivée. Le commentaire d’un fonctionnaire du Foreign Office à propos de 2.000 Juifs luxembourgeois, qui cherchaient un refuge en 1940, est symptomatique : « Ces réfugiés, quelque désespérée que soit leur situation, ne peuvent pas être considérés comme des réfugiés de guerre en danger du fait qu’ils ont combattu les Allemands, ce sont de simples réfugiés raciaux », pour lesquels il n’est pas question d’accepter de passe-droit.[35] Une note du Colonial Office, datée du 13 janvier 1941, est tout aussi explicite. « La réalité toute nue est qu’ils (les réfugiés juifs) ne sont désirés par aucun gouvernement colonial pour nombre de bonnes raisons, dont la plus importante est probablement qu’il est certain que tôt ou tard ils tomberont à la charge des autorités. (…) L’introduction d’un groupe de gens étrangers dans tous les sens du mot, même en nombre limité, sera mal ressentie par la classe laborieuse de la colonie et pourrait conduire à des troubles sérieux. »[36]

Dès le début des hostilités, de nombreux citoyens du Reich sur sol britannique, résidents ou réfugiés, furent arrêtés, dont une partie importante était juive. Le 4 septembre 1939, une dizaine de milliers de personnes fut internée. Après examen, à la mi-janvier 1940, seuls 486 citoyens du Reich restaient dans les camps.[37] Mais, en mai 1940, des rapports provenant des Pays-Bas suggérèrent que la victoire éclair des Allemands était due pour une large part aux activités subversives de la cinquième colonne. Le gouvernement anglais recourut à nouveau à des mesures d’internement et 30.000 citoyens du Reich qui se trouvaient sur sol britannique furent emprisonnés dans des camps de fortune. Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre le moindre risque, écrit le premier ministre anglais sir Neville Chamberlin. « Au minimum, tous les Allemands et tous les Autrichiens doivent être immédiatement internés. »[38]  Ce n‘est pas parce qu’ils sont juifs que ces réfugiés sont internés. Ils suivent le sort de tous les Allemands et Autrichiens sur le sol anglais au début de la guerre. En juillet 1941, ils n’étaient plus que 1.300 détenus.[39] 7 000 internés avaient été transférés au Canada et en Australie.[40]

De son côté, Winston Churchill, Premier Ministre anglais qui vient de remplacer Neville Chamberlin, déclare à la Chambre des Communes, le 4 juin 1940 : « Je suis conscient qu’un grand nombre de personnes affectées par les ordres (d’internement) que nous avons donnés sont des ennemis passionnés de l’Allemagne nazie, mais nous ne pouvons pas, dans les temps présents et sous la pression actuelle, procéder à toutes les distinctions que nous voudrions faire».[41] Pour le Jewish Chronicle du 17 mai 1940, les arguments en faveur des internements « étaient irrésistibles, au moins dans la présente conjoncture où la vie même de la nation était en cause. » Ces internements étaient également justifiés par une méfiance profonde de la population britannique. « Ces gens (les réfugiés du Reich) sont des nationaux d’un pays ennemi, même s’ils n’aiment pas le gouvernement en place, au fond d’eux-mêmes ils doivent avoir l’amour de leur pays de naissance. »[42] Ils restaient allemands et potentiellement dangereux.

Cette attitude anglaise a été, après la guerre, sévèrement critiquée. Des historiens ont estimé que la classification d’« ennemis » de tous les étrangers qui, en Angleterre, étaient des nationaux de pays sous contrôle allemand, les Juifs inclus, était inacceptable. « Les dirigeants anglais, un quart de siècle après avoir demandé la création d’un Jewish National Home, d’une patrie juive, étaient incapables de reconnaître les Juifs comme une nation, comme un peuple. Ils les traitaient comme nationaux des Etats qui leur avaient enlevé tous leurs droits. Il en résultait un paradoxe : parmi les peuples contre lesquels Hitler avait déclaré la guerre, il y en avait un, les Juifs, dont les stratèges alliés se refusèrent à reconnaître l’existence même. »[43] Cette problématique s’était déjà posée dans les années qui précédèrent la guerre.[44] Elle ne trouva sa solution que lorsque l’Etat d’Israël fut créé, en mai 1948, et que la différenciation entre Israéliens et Juifs nationaux d’autres pays fut clarifiée.

Ces critiques ne devraient jamais faire oublier la contribution majeure de l’Angleterre, que Yehuda Bauer décrit ainsi : « Dans son combat désespéré pour assurer sa propre survie, seule jusqu’en juin 1941, l’Angleterre a épargné aux Juifs de Palestine, d’Afrique du Nord et de l’Empire britannique le sort des Juifs d’Europe. »[45] L’Occident lui doit une reconnaissance de taille pour avoir conduit avec courage et persistance cette bataille, alors que tout se liguait contre elle.

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Quotas américains : d’importantes dérogations pour certains,rien pour les réfugiés juifs. 1943-1944

Roosevelt lâche sur les quotas lorsque sa popularité est en jeu Il reste inflexible lorsqu’il s’agit des Juifs. L’antisémitisme sévit aux Etats Unis.

Les autorités américaines ont constamment fortement limité l’accueil des réfugiés d’Europe au nom d’une politique de quotas datant de 1924.[15] Comme si cela ne suffisait pas, elles ont en plus multiplié les entraves pour l’obtention d’un visa. Dès le 15 novembre 1938, quelques jours après le terrible pogrom de la Nuit de Cristal, le Président Roosevelt ferme la porte aux fugitifs. ll ne peut prendre aucune mesure pour aider l’immigration des Juifs allemands : « Ce n’est pas envisageable, nous avons le système des quotas. »[16]

En novembre 1939, La guerre vient d’éclater et l’Amérique est restée neutre, Harold Ickes, ministre de l’Intérieur, propose une « loi sur le développement de l’Alaska » afin de contourner les quotas draconiens d’immigration. Elle prévoit l’arrivée de 5 000 réfugiés. La loi est repoussée par le Congrès.[17]

Le 9 septembre 1941, James McDonald, président du Presidential Advisory Committee on Political Refugees demande sans succès à Roosevelt convaincre de demander au Département d’Etat une interprétation plus souple des réglementations sur l’immigration.[18])

Harold Ickes récidive en recommandant que les réfugiés soient admis dans les Iles Vierges américaines en attendant de recevoir un visa d’entrée aux Etats-Unis.  Le Département d’Etat s’y oppose vigoureusement.[19] (70) Roosevelt, très mécontent, répond négativement à Ikes : « Seuls le Secrétaire d’Etat et le Président décident des questions concernant les relations étrangères, quelle que soit la partie des Etats-Unis en cause. »[20]

Le 30 juin 1943, Emmanuel Celler un représentant au Congrès propose que « sans changer les règles de l’immigration, nous pourrions recevoir un nombre raisonnable de ceux qui ont eu la bonne fortune d’échapper à l’enfer nazi, en les recevant comme visiteurs, hors quotas. Ils pourraient être placés dans des camps ou des cantonnements et maintenus dans ces lieux d’asile jusqu’à la fin de la guerre. Des organisations charitables sont prêtes à se charger de tous leurs frais. »[21]

Dans une lettre du 4 mars 1943, Stéphane Wise, le charismatique président du Congrès Juif Mondial supplie le président Roosevelt : « de lancer une action, qui…, pourrait tout de même sauver les Juifs d’une disparition complète en offrant aux survivants un asile dans des sanctuaires créés sous les auspices des Nations Unies. »[22]

Malgré ces prises de positions négatives, les autorités américaines ont admis des centaines de milliers de personnes hors quota.

En novembre 1938, Roosevelt décide de renouveler aussi longtemps que cela sera nécessaire les visas de visiteurs et de touristes de quelque 12 000 à 15 000 personnes arrivées hors quota. Roosevelt précise dans une conférence de presse qu’il ne va pas permettre à des formalités juridiques d’empêcher une action humanitaire.[23]

Le 29 avril et de nouveau le 23 décembre 1943, le Congrès amenda les lois sur l’immigration pour permettre à 300.000 Mexicains d’entrer temporairement aux Etats Unis pour aider dans l’agriculture.[24] L’histoire ne précise pas s’ils sont retournés chez eux Pendant les trois dernières années de la guerre 400.000 prisonniers allemands ont été internés dans des camps aux Etats-Unis.[25]

Et les « réfugiés » ? Ils sont oubliés. Au cours de l’été 1940, le Département d’Etat accorde des visas temporaires à d’éminents « réfugiés » « ayant une réussite intellectuelle hors pair, un courage indomptable, de vigoureux supporters d’un gouvernement libéral avec une expérience prouvée et qui sont en danger de mort entre les mains de l’autocratie ».[26] Seuls 1 236 purent être utilisés, avant qu’en janvier 1941 déjà, le plan soit interrompu sous la pression des isolationnistes du Département d’Etat.[27]

Une pleine page de publicité dans le Washington Post du 29 mai 1944 popularise le concept des « ports francs pour les réfugiés » proposé par DuBois un fonctionnaire de State Department en mars 1944.[28] Un refuge temporaire serait établi aux Etats-Unis pour toutes les victimes potentielles des nazis qui auraient pu s’enfuir. Les réfugiés ne présentaient-ils pas infiniment moins de risques sur le plan de la sécurité que les centaines de milliers de prisonniers de guerre allemands arrivant aux Etats Unis ?? N’était-il pas préférable de traiter les Juifs comme des prisonniers de guerre de l’Axe, en les internant dans des camps aux Etats-Unis, plutôt que de les laisser entre les mains de leurs meurtriers ?[29]

A partir d’avril 1944, la presse, les syndicalistes et les organisations religieuses soutinrent vigoureusement le projet. A la mi-avril un sondage Gallup montra que 70% des Américains approuvaient la mise en œuvre de « ports francs pour réfugiés ».[30] Roosevelt toujours sensible à l’opinion publique pouvait enfin lancer un plan d’accueil d’envergure. Il n’en fit rien et décida de réduire le nombre des nouveaux arrivants à moins de mille, afin de ne pas risquer des reproches du Congrès. 983 personnes dont 818 Juifs arrivèrent au camp militaire désaffecté de Fort Ontario à dans le Nord de l’Etat de New York en juin 1944.[31]  L’opération « ports francs » s’acheva sur ce score dérisoire. « Si les Etats-Unis se permettent d’annoncer au monde que leur contribution maximum au problème des réfugiés se limite à mille personnes, quelle réponse peut-on espérer des nations plus petites et moins riches… ? », écrivit l’éditorialiste de Jewish Frontier en juillet 1944.[32]

Chaque fois qu’une nouvelle possibilité de fuir se matérialisait, on constatait une augmentation du flot des fugitifs. Au cours d’une première étape, le persécuté allait d’un pays européen où les déportations s’accéléraient vers un pays voisin plus sûr, puis, dans une deuxième étape, parfois en brûlant la première, il se précipitait vers une porte qui s’ouvrait sur la liberté, hors de la forteresse de l’Europe.

De toute évidence des dizaines de milliers de Juifs auraient pu fuir si des lieux d’accueil s’étaient plus généreusement ouverts. C’était peu par rapport aux millions de victimes de l’Holocauste, mais chaque sauvetage était essentiel et moralement impératif.

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