Pour les uns, ces lois fixent un cadre légal dans lequel la communauté juive peut survivre. Pour d’autres il s’agit de rendre la vie impossible et de forcer les Juifs à émigrer. Quant au commentaire des Britanniques il est droit dans la ligne de la politique d’apaisement prônée par Londres.
Deux lois : celle sur la « Citoyenneté Allemande » fait des Juifs des citoyens de seconde classe en créant la position plus élevée de Citoyens du Reich (Reichsbürger), qui seuls ont les droits politiques, dont le plus important est le droit de vote. Quinze jours plus tard une loi confirme cette exclusion en révoquant tous les fonctionnaires juifs. La seconde loi « pour la protection du sang allemand et de l’honneur allemand » a pour objet principal d’interdire tout mariage et toutes relations sexuelles entre les personnes de sang allemand et les autres. Ces autres, ce sont les Juifs.
Dans son adresse au Reichstag du 15 septembre 1935, Hitler justifie « cette réglementation légale du problème juif comme étant le seul moyen d’éviter des débordements spontanés et des actions défensives d’une population excédée. Il faut créer une base sur laquelle les Allemands puissent trouver tolérables leurs relations avec les Juifs »[46]. Il ajoute que « La loi pour la protection du sang et de l’honneur allemand a pour objet de trouver par une voie légale une solution à un problème essentiel (le problème juif). »[47]
De nombreux historiens remarquent que les Juifs ont été dans une certaine mesure rassurés. « Les lois de Nuremberg sont considérées par certaines communautés juives comme une étape importante vers le statut social des Juifs. Elles ne contiennent rien mettant en cause la situation économique des Juifs. »[48] « Une fois de plus, beaucoup de Juifs et de non juifs se sentirent rassurés de voir que la question juive semblait avoir trouvé une solution légale, qui permettrait à l’avenir d’éviter des explosions incontrôlées et l’antisémitisme. »[49] « Pour beaucoup de Juifs allemands, maintenant que leur statut est normalisé, la situation devrait se stabiliser et s’améliorer. »[50] Hannah Arendt consacre deux pages de commentaires pour montrer que les lois de Nuremberg sont perçues par la communauté juive comme positives puisqu’elles donnent aux Juifs la possibilité de vivre en Allemagne.[51]
Une déclaration de la Reichsvertretung, l’organisation faîtière juive en Allemagne, du 25 septembre 1935, explique ces attitudes et montre bien dans quel esprit elle juge ces lois. « Les lois adoptées à Nuremberg ont affecté les Juifs d’Allemagne de la manière la plus sévère. Néanmoins, elles ont créé une base tolérable sur laquelle peut être bâtie une relation acceptable entre les Allemands et les personnes juives. La Représentation dans le Reich des Juifs Allemands (Reichsvertretung der Juden in Deutschland) est prête à contribuer dans ce sens avec toute son énergie. Un préalable pour une relation tolérable, c’est l’espoir que les Juifs et les communautés juives d’Allemagne pourront disposer de moyens moraux et économiques pour vivre, et que les diffamations et les boycotts seront arrêtés. »[52] Comme les Juifs n’ont d’autre choix que de subir ces nouvelles lois, ils cherchent à en tirer le meilleur parti. C’est la seule voie possible. Elle correspond à la tradition juive.
L’historien David Bankier estime que «la grande majorité de la population (allemande) a approuvé les lois de Nuremberg parce qu’elles correspondaient à la politique raciale et parce qu’elles créaient un contexte permanent de discrimination qui mettrait un terme au règne de terreur et établirait des limites précises aux activités antisémites.»[53]
A l’étranger, si chacune des mesures prises est sévèrement critiquée, une partie de la presse pense, comme le Catholic Times anglais du 13 septembre 1935, que « même du point de vue allemand, il serait infiniment mieux d’en arriver à un compromis avec les dirigeants juifs, un compromis qui définirait les droits et devoirs sur lesquels les parties se seraient mises d’accord et qui les engagerait. De cette façon les deux races pourraient enfin vivre côte à côte en paix, sans ces persécutions constantes et cette animosité… »[54] Arrivez à un accord pour mettre fin à cette querelle, demande-t-on aux Juifs allemands, comme s’il s’agissait d’un dialogue pour régler des torts partagés ! Méconnaissance de la situation sur place ou lassitude à l’égard d’un problème qui refait continuellement surface et pour lequel aucune solution n’est en vue ?
Le Times de Londres, daté du 8 novembre 1935, est plus réaliste : « Les lois de Nuremberg, en l’absence de tout décret d’application, sont utilisées pour justifier toutes sortes d’indignités et de persécutions, pas seulement par des individus mais également par les autorités officielles (…). Les possibilités qu’offrent les nouvelles lois sont sans limites (…). N’importe quelle personne peut accuser son ennemi ou son concurrent d’avoir été vu en compagnie d’une femme aryenne. » Et l’article de conclure que pour les Juifs d’Allemagne, il n’y a plus aucun espoir… [55]
En décembre 1935, sir Eric Phipps, consul général d’Angleterre à Munich, écrivait au Foreign Office : « La situation des Juifs est en train de devenir si désespérée qu’il apparaît chaque jour de façon plus évidente (…), que la politique nazie actuelle menace la population juive du Reich d’extermination. » Phipps exclut toutefois qu’il faille redouter un exode catastrophique des Juifs et ceci pour des motifs purement pratiques… Le petit nombre de Juifs qui possèdent encore quelques capitaux sont empêchés de les prendre avec eux. Il en résulte que si les fonds ne sont pas trouvés à l’étranger pour financer cette émigration, la grande majorité des Juifs allemands ne peut que rester là où ils sont. Phipps, malgré sa clairvoyance, n’en conclut pas moins par un argument qui reviendra souvent dans les réflexions des responsables des pays démocratiques : « Si une aide financière venait de l’étranger, et qu’elle soit suffisamment importante pour permettre à une grande partie de la communauté juive de partir, le gouvernement allemand aurait encore moins de raisons de faire une vie tolérable aux Juifs qui resteraient. »[56] Une raison fallacieuse pour ne rien entreprendre.
Mais en Angleterre Phipps n’était pas le seul à entrevoir la réalité. Au début d’octobre 1935, deux diplomates anglais rencontrent des hauts fonctionnaires du ministère de l’économie allemande. A leur retour ils notent dans leur rapport que « la politique allemande est de toute évidence d’éliminer les Juifs de la société allemande et que pour les nazis tous les moyens seront bons. »[57] De son côté l’ambassadeur William Dodd écrit au State Department à Washington le 26 septembre 1935 que les choses deviennent pire pour les Juifs et que «la tendance est à des mesures plus sévères », afin d’assurer «une séparation des Juifs de la communauté allemande.»[58]
Les propos de James McDonald, Haut Commissaire aux réfugiés venant d’Allemagne, dans sa lettre de démission du 27 décembre 1935, sont tout aussi alarmants : « Le programme du gouvernement allemand est conçu pour réduire les non-aryens à la misère en supprimant leur emploi (…) de façon à rendre leur existence intenable et qu’ils deviennent des hôtes indésirables du peuple allemand. Ce programme est conçu pour que ces importuns soient forcés de fuir l’Allemagne. C’est le but ultime du gouvernement national-socialiste, tel qu’il a été mis en route et tel qu’il ressort des déclarations de ses dirigeants », et il ajoute : «Si la pression actuelle ne s’allège pas, il est inconcevable que ceux qui peuvent fuir restent en Allemagne.»[59] Le Foreign Office déclare que la lettre de McDonald «est irréfléchie, desservant les intérêts réels des Juifs d’Allemagne et manifestement inspirée par le sionisme.»
Le gouvernement britannique veut avant tout éviter de critiquer ou de heurter le régime de Berlin. Il aurait tendance à s’aligner sur l’éditorial des Evening News du 28 octobre 1935 : « Personne dans ce pays ne prétend que la liberté civile ou que la liberté religieuse règnent en Allemagne. Quelques-uns déplorent ce que le régime nazi a fait, particulièrement en ce qui concerne le traitement des Juifs et de certains autres groupes religieux. Mais ne se passe-t-il pas des choses déplorables dans d’autres pays ? Le régime nazi n’est-il pas arrivé au pouvoir avec une des révolutions les moins sanglantes de l’histoire ?»[60] Bref, l’on pourrait conclure en fin de lecture : « De quoi se plaint-on ! »
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