Roosevelt lâche sur les quotas lorsque sa popularité est en jeu Il reste inflexible lorsqu’il s’agit des Juifs. L’antisémitisme sévit aux Etats Unis.
Les autorités américaines ont constamment fortement limité l’accueil des réfugiés d’Europe au nom d’une politique de quotas datant de 1924.[15] Comme si cela ne suffisait pas, elles ont en plus multiplié les entraves pour l’obtention d’un visa. Dès le 15 novembre 1938, quelques jours après le terrible pogrom de la Nuit de Cristal, le Président Roosevelt ferme la porte aux fugitifs. ll ne peut prendre aucune mesure pour aider l’immigration des Juifs allemands : « Ce n’est pas envisageable, nous avons le système des quotas. »[16]
En novembre 1939, La guerre vient d’éclater et l’Amérique est restée neutre, Harold Ickes, ministre de l’Intérieur, propose une « loi sur le développement de l’Alaska » afin de contourner les quotas draconiens d’immigration. Elle prévoit l’arrivée de 5 000 réfugiés. La loi est repoussée par le Congrès.[17]
Le 9 septembre 1941, James McDonald, président du Presidential Advisory Committee on Political Refugees demande sans succès à Roosevelt convaincre de demander au Département d’Etat une interprétation plus souple des réglementations sur l’immigration.[18])
Harold Ickes récidive en recommandant que les réfugiés soient admis dans les Iles Vierges américaines en attendant de recevoir un visa d’entrée aux Etats-Unis. Le Département d’Etat s’y oppose vigoureusement.[19] (70) Roosevelt, très mécontent, répond négativement à Ikes : « Seuls le Secrétaire d’Etat et le Président décident des questions concernant les relations étrangères, quelle que soit la partie des Etats-Unis en cause. »[20]
Le 30 juin 1943, Emmanuel Celler un représentant au Congrès propose que « sans changer les règles de l’immigration, nous pourrions recevoir un nombre raisonnable de ceux qui ont eu la bonne fortune d’échapper à l’enfer nazi, en les recevant comme visiteurs, hors quotas. Ils pourraient être placés dans des camps ou des cantonnements et maintenus dans ces lieux d’asile jusqu’à la fin de la guerre. Des organisations charitables sont prêtes à se charger de tous leurs frais. »[21]
Dans une lettre du 4 mars 1943, Stéphane Wise, le charismatique président du Congrès Juif Mondial supplie le président Roosevelt : « de lancer une action, qui…, pourrait tout de même sauver les Juifs d’une disparition complète en offrant aux survivants un asile dans des sanctuaires créés sous les auspices des Nations Unies. »[22]
Malgré ces prises de positions négatives, les autorités américaines ont admis des centaines de milliers de personnes hors quota.
En novembre 1938, Roosevelt décide de renouveler aussi longtemps que cela sera nécessaire les visas de visiteurs et de touristes de quelque 12 000 à 15 000 personnes arrivées hors quota. Roosevelt précise dans une conférence de presse qu’il ne va pas permettre à des formalités juridiques d’empêcher une action humanitaire.[23]
Le 29 avril et de nouveau le 23 décembre 1943, le Congrès amenda les lois sur l’immigration pour permettre à 300.000 Mexicains d’entrer temporairement aux Etats Unis pour aider dans l’agriculture.[24] L’histoire ne précise pas s’ils sont retournés chez eux Pendant les trois dernières années de la guerre 400.000 prisonniers allemands ont été internés dans des camps aux Etats-Unis.[25]
Et les « réfugiés » ? Ils sont oubliés. Au cours de l’été 1940, le Département d’Etat accorde des visas temporaires à d’éminents « réfugiés » « ayant une réussite intellectuelle hors pair, un courage indomptable, de vigoureux supporters d’un gouvernement libéral avec une expérience prouvée et qui sont en danger de mort entre les mains de l’autocratie ».[26] Seuls 1 236 purent être utilisés, avant qu’en janvier 1941 déjà, le plan soit interrompu sous la pression des isolationnistes du Département d’Etat.[27]
Une pleine page de publicité dans le Washington Post du 29 mai 1944 popularise le concept des « ports francs pour les réfugiés » proposé par DuBois un fonctionnaire de State Department en mars 1944.[28] Un refuge temporaire serait établi aux Etats-Unis pour toutes les victimes potentielles des nazis qui auraient pu s’enfuir. Les réfugiés ne présentaient-ils pas infiniment moins de risques sur le plan de la sécurité que les centaines de milliers de prisonniers de guerre allemands arrivant aux Etats Unis ?? N’était-il pas préférable de traiter les Juifs comme des prisonniers de guerre de l’Axe, en les internant dans des camps aux Etats-Unis, plutôt que de les laisser entre les mains de leurs meurtriers ?[29]
A partir d’avril 1944, la presse, les syndicalistes et les organisations religieuses soutinrent vigoureusement le projet. A la mi-avril un sondage Gallup montra que 70% des Américains approuvaient la mise en œuvre de « ports francs pour réfugiés ».[30] Roosevelt toujours sensible à l’opinion publique pouvait enfin lancer un plan d’accueil d’envergure. Il n’en fit rien et décida de réduire le nombre des nouveaux arrivants à moins de mille, afin de ne pas risquer des reproches du Congrès. 983 personnes dont 818 Juifs arrivèrent au camp militaire désaffecté de Fort Ontario à dans le Nord de l’Etat de New York en juin 1944.[31] L’opération « ports francs » s’acheva sur ce score dérisoire. « Si les Etats-Unis se permettent d’annoncer au monde que leur contribution maximum au problème des réfugiés se limite à mille personnes, quelle réponse peut-on espérer des nations plus petites et moins riches… ? », écrivit l’éditorialiste de Jewish Frontier en juillet 1944.[32]
Chaque fois qu’une nouvelle possibilité de fuir se matérialisait, on constatait une augmentation du flot des fugitifs. Au cours d’une première étape, le persécuté allait d’un pays européen où les déportations s’accéléraient vers un pays voisin plus sûr, puis, dans une deuxième étape, parfois en brûlant la première, il se précipitait vers une porte qui s’ouvrait sur la liberté, hors de la forteresse de l’Europe.
De toute évidence des dizaines de milliers de Juifs auraient pu fuir si des lieux d’accueil s’étaient plus généreusement ouverts. C’était peu par rapport aux millions de victimes de l’Holocauste, mais chaque sauvetage était essentiel et moralement impératif.
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